Eros et autres plaisirs


Un peu de lecture pendant l'été...


Les doutes de Claudine
de Bérangère de Bonnevaux



Claudine roule tout doucement dans le parking désert. Par la fenêtre grande ouverte, elle entend les graviers crisser sous ses pneus. La nuit est tombée, douce, paisible, mais Claudine a les mains glacées et la tête en ébullition. Elle ne peut s’empêcher d’évaluer le nombre des voitures garées çà et là. Il y en a une bonne vingtaine, trente peut-être... Somme toute, c’est assez peu, il n’y a pas grande affluence ce soir, cependant il faut penser que certains seront venus à deux ou trois ; même en comptant quelques femmes dans le nombre, vu ce qu’elle a en tête, trente voitures ça pourrait se révéler exorbitant !
Quand elle ouvre le coffre pour prendre son sac, elle est sur le point de renoncer. Elle doit prendre appui pour ne pas défaillir :
— Mais qu’est-ce que je viens foutre ici, grands dieux, quelle connerie je vais faire ? Mais qu’est-ce qui me pousse à faire ça ?
Elle relève la tête, ferme les yeux, aspire à fond ; tout est calme, les grillons stridulent... Allons, ce n’est pas le moment de faiblir, elle le regretterait ensuite... Elle souffle en arrondissant les lèvres comme si elle était en plein effort et, d’un même geste, arrache son sac de sport, referme le coffre et part sans se retourner.
Claudine longe le bâtiment ; par les larges baies vitrées elle distingue la piscine intérieure, le bassin des plongeoirs, désert. Sûr ! à cette heure-ci le vendredi, ce n’est pas là que les choses intéressantes se passent... A droite, le stade d’athlétisme : en dépit de l’heure tardive et de la chaleur, sous l’éclairage violent, quelques silhouettes en short et maillot s’obstinent encore à courir, à lancer, à sauter.
Dans sa prime jeunesse, elle-même a beaucoup fréquenté les pistes : c’était avant que la nature lui octroie des formes généreuses, des seins volumineux et lourds... et que son tempérament de gourmande fasse le reste. Il n’a pas fallu plus de quelques mois pour que la gamine maigrichonne se mue en une belle fille ronde, grande et forte ; adieu piste et sautoirs ! Elle s’est mise à lancer le disque et le javelot, sans grande conviction, comme ça, pour faire quelque chose sur le stade, prendre un peu d’exercice, continuer à voir les copains et les copines... C’est là qu’elle a rencontré son mari d’ailleurs, il y a de cela... Seigneur ! ceux qui s’exercent là n’étaient même pas nés, ou tout juste ! insidieuse fuite du temps...
Cinq ou six jeunes gens sont appuyés à la rambarde, torses nus ; ils arrêtent leur discussion pour la suivre du regard. L’un deux parle à voix basse, elle sent que la remarque la concerne. Savent-ils ce qui se passe parfois ici ? Se doutent-ils de ce qu’elle va oser ? Non, en passant elle entend le mot « laiterie ». Juste une impertinence, une remarque égrillarde sur les rondeurs de la brune mûrissante qui passe devant eux ; c’est vrai qu’elle se balade dans un long paréo qui ne cache pas grand chose de l’ampleur de ses hanches (et s’ils savaient que son ventre est absolument nu là-dessous... plus nu que nu puisque, cet après-midi, elle a été entièrement dépilée par les soins de son esthéticienne) ne parlons pas de la liberté de ses gros seins qui ondoient paisiblement sous un débardeur léger. Elle passe son chemin.
Arrivée devant l’entrée elle s’arrête. Que ressent au juste quelqu’un qui pousse la porte d’un immeuble de vingt étages, avec l’intention de se précipiter du dernier ? Une bouffée d’angoisse lui tort le ventre, mais l’élan qui l’anime est décidément le plus fort. Elle entre, présente sa carte, prend son billet. Comme si de rien n’était la caissière exécute rapidement les opérations routinières en la regardant à peine, comme il y a six mois quand Claudine a participé pour la première fois aux agapes des vendredis.
C’était avec Martine. Serait-elle venue ce soir-là, si elle avait su que ça changerait absolument tout de l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, que ça renverserait bien des perspectives, que ça risquerait de chambouler sa vie... ? Oui, il lui semble qu’elle aurait malgré tout suivi Martine, même en connaissance de cause ; rebrousser chemin ? impossible désormais ! En revenir à l’état antérieur, à une petite vie bien réglée, à l’amour conjugal confortable et raplapla, en admettant qu’il soit encore possible ? inconcevable ! Du moins pas avant que l’expérience ait été menée à son terme. Il faut qu’elle sache ! Elle n’en peut plus, il faut qu’elle vive ça, tant qu’il en est encore temps !
Et s’il était déjà trop tard ? A 46 ans une femme n’est plus de première jeunesse et le corps de Claudine, quelque peu alourdi par trois grossesses -et aussi par la bonne chère et les sucreries— n’a rien à voir avec celui d’un top model. Jacques, son mari, lui répète souvent qu’elle est très attirante, qu’elle a encore tous les atouts pour plaire aux hommes. Mais quel crédit accorder aux affirmations flatteuses d’un type qui la néglige et qui, elle le sait à présent, va voir ailleurs depuis au moins deux ans ?
Bon, c’est pourtant vrai que les hommes la regardent... et d’ailleurs cet automne à la pâtisserie, alors qu’elle passait prendre une commande -le gâteau d’anniversaire de sa fille Anne— un tout jeune homme ne l’a-t-il pas abordée, commençant, fort platement, par lui demander l’heure avant de lui proposer un café ? Il était plutôt mignon. Quelle folle elle a été ce jour-là, de le trouver trop gamin !
Ce serait à refaire, elle te le saisirait par le col : « j’m’en fous pas mal de ton café ! Viens donc plutôt par ici » elle te le plaquerait contre un mur pour lui envahir la bouche de sa langue, lui fouiller dans la braguette, sortir illico son engin en espérant qu’il soit bien gros ! Elle sourit toute seule ; non, bien sûr, jamais elle ne ferait ou ne dirait une chose pareille ! En fait, cet hiver elle n’aurait pas même osé penser cette chose-là, ne parlons pas de la formuler. Cependant si c’était à refaire aujourd’hui, elle aurait une autre attitude : elle accepterait son café et discuterait avec lui. Elle ne verrouillerait pas tout dès le départ, elle lui... elle leur laisserait une chance, une vraie chance. Oui, c’est cela, Claudine se sent comme... déverrouillée.
Et en vérité elle a bien changé ces derniers mois. A commencer par cette faim de louve qui est arrivée sans crier gare et qui s’est installée en elle, percutant sans vergogne son quotidien conventionnel et plat, résonnant lourdement dans son bas-ventre. « Ce qu’une femme désire... ce qu’une femme se permet... ce qu’on lui permet... ce qu’une femme a le droit de désirer... ce qu’une femme pourrait éventuellement désirer, si… si... » Elle mesure aujourd’hui pleinement les implications de toutes ces formules. Et tout ça par la faute d’une petite fofolle... minute ! « par sa faute » ? ou « grâce à elle » ?
Elle arrive aux vestiaires, ils sont déserts ; dix heures moins le quart… apparemment tout le monde est déjà en place. Elle ouvre un casier libre, insère la petite carte magnétique et enlève son paréo. Sa nudité prospère est à l’étal, Claudine espère sincèrement être encore désirable. Elle a un peu de mal à s’extraire du débardeur qu’elle tire par en haut ; quand elle en émerge, elle s’aperçoit dans le miroir de l’allée. Avec les bras levés, comme ça, ses gros nichons en bataille prennent un air si vulnérable.... On dirait qu’ils appellent des mains pour les protéger et les soutenir.
Elle hausse les épaules. Bon, c’est sûr, avec des hommes qui rêvent de jeunes filles en fleur, de lianes et de gazelles, il y a de sérieux doutes ! Mais avec des mecs qui aiment les vraies femelles pleines de seins et de fesses, elle a certainement son coup à jouer. Allez, on jette les dés, rien ne va plus ! Elle se dirige résolument vers le bain

Claudine n’avait aucune envie de fréquenter un club sportif. Martine l’y a traînée presque de force, pour la sortir, disait-elle, de son train-train. Elle lui a promis un club sympa, des installations « au top » : piscine, sauna, bain turc, salle de musculation, massages, jacuzzi, solarium et tout le tremblement « avec des gens vraiment super.. ». et Claudine s’est finalement laissée convaincre, même si elle trouve ça plutôt cher. Les premières fois elle ont fréquenté le club en mémères sur le retour, choisissant pour le bain turc les horaires réservés aux dames seules et ambitionnant apparemment de le rester. Ce n’est pas à proprement parler le hammam traditionnel, plutôt un bain relaxant : douce vapeur parfois légèrement parfumée d’essences aromatiques et vaste bassin d’eau salée à 35°. Adroitement réparties sur le pourtour, de nombreuses buses créent autant de courants, de remous, de nuages de bulles, tous assidûment fréquentés par ces dames pour masser les points faibles de leurs anatomies, tout en papotant entre copines.
Au vrai, la plupart de celles qui viennent se détendre dans cette ambiance tropicale ont d’excellentes raisons de ne plus vouloir s’afficher : maturité affaissée, seins en cataracte, ventres enflés et mollassons retombant sur des pubis fanés, cuisses grumeleuses et tremblotantes, cicatrices, déformations ou mutilations diverses, vieillesse plissée, ridulée avachie : les misères du corps humain déclinées au féminin.
C’est Martine qui, la première, en eut son compte des séances entre nanas marquées par le destin ; elle décida, puisqu’elle décidait de tout, qu’il leur fallait se risquer dans le bain mixte. D’abord Claudine ne voulut rien entendre, mais Martine, qui affiche près de 80 kg pour son mètre soixante-cinq, lui demanda de quoi elle avait peur et lui fit remarquer que si l’une des deux devait se sentir gênée, c’était plutôt elle-même.
C’est ainsi qu’un samedi soir, se risquant au verdict des regards masculins, elle pénétrèrent dans la salle spacieuse qu’elles connaissaient bien : décor coquet –colonnettes, volutes, arabesques, fontaines et rigoles— bel étagement de banquettes en gradins, petits recoins discrets ici ou là, le tout réparti autour du grand bassin central. Plus morte que vive, Claudine pénétra dans l’étuve en serrant autour d’elle un drap de plage suffisamment vaste pour en couvrir deux comme elle. Elle entraîna Martine vers une banquette à l’écart et demeura prostrée là un bon moment, n’osant même pas lever le nez. Quand son audacieuse amie prétendit s’immerger, elle la suivit le cœur battant, se débrouillant pour descendre dans l’eau à toute vitesse derrière son écran, parvenant à ne pratiquement rien montrer de ses grâces. Ses seins avaient tendance à remonter et à se pavaner en surface mais somme toute, c’était un moindre mal.
Il y eut ainsi quelques séances et Claudine la complexée, la timorée, prit conscience de deux choses importantes. D’abord, mis à part certains hommes manifestement en quête de chair fraîche, mais qui ne la traitaient pas différemment des autres femmes, les personnes présentes ne lui accordaient qu’une attention très distraite ; ensuite, dans toute sa rondeur, comparée aux autres, elle ne se trouvait pas si mal foutue...
Peu à peu elle se sentit plus à l’aise, poussant un jour l’audace jusqu’à abandonner son gigantesque pagne sur un banc avant d’effectuer à découvert les quelques pas qui la séparaient de l’eau. Elle s’appliqua à faire montre de la plus grande indifférence en dépit de son angoisse, apparemment insoucieuse des yeux indiscrets qui, à n’en pas douter, évaluaient le poids et la consistance de ses gros nichons, souverainement dédaigneuse de toutes les mains qui rêvaient de serrer sa taille encore bien marquée, de suivre la courbure de ses larges hanches, d’envelopper son ventre gracieusement bombé, d’effleurer le satin de ses fortes cuisses, de s’enfoncer dans la royale ampleur de son derrière.
Elle trouva ainsi un équilibre et commença de vraiment se plaire dans cet endroit jusqu’à la semaine fatidique où, consacrant leur soirée du samedi à un spectacle, les deux amies décidèrent que le bain turc serait pour un autre jour.
C’était un vendredi soir. Les choses se déroulèrent comme à l’accoutumée jusqu’à vingt et une heures trente, horaire habituel de fermeture de l’établissement. Les gens sortirent normalement, mais en attendant Martine dans le hall, Claudine réalisa soudain que l’endroit ne jouissait pas du calme habituel à cette heure tardive. La caissière était toujours en place, l’appariteur ne se tenait pas près de la porte d’entrée pour la verrouiller une fois le dernier client parti. Au contraire, tout un groupe attendait manifestement l’ouverture des sas.
— Tu as vu, Martine ? Il y a encore une séance ; mais alors c’est carrément une nocturne ! Dis, ce doit être marrant... surtout le petit bassin qui se prolonge au dehors : dans l’eau chaude, sous la lune, sous les étoiles, en pleine nuit, tu imagines ?
— Oui, sans doute... attends, je me renseigne...
Martine échangea quelques mots avec la caissière et revint :
— Chaque premier vendredi du mois, c’est ouvert jusqu’à une heure ; mais... c’est bizarre, il faut une carte spéciale. « Question de sécurité » a-t-elle dit.
— Ben, on n’a jamais rien fait de mal, que je sache ! On la demandera, voilà tout.
A la première occasion elles furent exactes au rendez-vous. Suite à une demande écrite, la carte mauve « spéciale nocturnes » leur avait attribuée sans aucun problème. Claudine remarqua une chose qui lui parut étrange : plusieurs dizaines de clients attendaient que la place leur soit livrée, mais à part quelques couples il n’y avait que des hommes. En fait, en dehors d’elles-mêmes et de deux jeunes filles, il n’y avait pas d’autres femmes seules. Elle ne s’en inquiéta pas outre mesure « après tout qu’est-ce que ça peut bien faire ? » songea-t-elle.
On entra, elles passèrent au vestiaire, puis se hâtèrent de rejoindre la place qu’elles affectionnaient, près d’une jolie fontaine ; c’était un banc encastré dans un léger renfoncement, discret, mais qui permettait de voir une grande partie de la salle.
Qui sait pourquoi ? Claudine se sentait un peu de vague à l’âme ce soir-là, et l’esprit plein de nostalgie. Les deux jeunes filles s’étaient installées non loin des deux femmes d’âge mûr ; elles étaient superbes, chacune dans son genre. La brune, cheveux tirés, grande, fine, assez mignonne avec ses grands yeux clairs en amande, avait noué sous ses aisselles un linge un peu court qui s’ouvrait à chaque pas, découvrant son flan gauche jusqu’à laisser entrevoir la rondeur d’une fesse ou l’ombre du pubis. « Une coquine qui entendait préserver certaines apparences » pensa Claudine. La blonde, cheveux filasse abandonnés à l’humidité, traits communs, nez camus, était nettement moins jolie. Elle était aussi plus petite, plus ronde, et son derrière roulait sous la serviette de bain qu’elle avait nouée à la taille, laissant résolument sa poitrine découverte. La fille connaissait ses avantages et le regard des hommes ne trompait pas. La remarque de Martine parvint à Claudine comme en écho à ses pensées :
— T’as vu la blonde, cette paire de nichons ? On dirait qu’on lui a greffé des ballons de rugby.
— Oui, j’ai vu... Pourtant c’est du naturel. Allez ! avoue-le ! ils sont superbes !
— Elle le sait bien la petite garce, mais ça fait un peu grosse vache ! Et regarde la tête de tous ces couillons ! Ils n’ont d’yeux que pour elle ! Pourtant elle est plutôt moche ! Il leur en faut peu aux mecs... En plus, si ça se trouve, elle est nulle au pieu !
— Ca, c’est une méchanceté gratuite ! Et puis j’ai l’impression que tu tombes mal...
— Bon, d'accord, les gros nichons ça en jette ! Mais faut se les trimballer tout le temps et ça pèse son poids, sans compter que ça vieillit vite, regarde, ils commencent à tomber.
« Mais tant que ça dure, elle est sure de ne pas rester seule... » pensa Claudine sans le dire. Martine, en effet, paraissait oublier que sa copine, elle aussi, avait une très forte poitrine et qu’elle connaissait bien la question. Jamais ses seins n’avaient été aussi spectaculaires que ceux-là, mais ils avaient eu leur petit succès. Dans les fêtes ou en discothèque, chaque fois que Claudine enfilait un petit haut moulant elle trouvait de la compagnie ; rarement la compagnie souhaitée d’ailleurs, loin de là ! souvent juste de quoi égayer la soirée et faire la nique aux copines pendant quelques heures... Cependant jamais elle n’avait fait tapisserie. Au fond, tout ça était bien innocent.
Qui sait pourquoi, de bien vieux souvenirs remontent tout à coup... Une période de sa vie qu’elle avait presque oubliée, si riche, si contrastée, si brève : quelques saisons tout au plus. Claudine avait très vite rencontré Jacques et la petite Aurore était arrivée dans la foulée. Draguer en petit haut moulant ? Elle n’y avait plus jamais pensé, ne vivant que pour son mari et ses enfants, entre les casseroles, les couches, la lessive, le repassage et –quel supplice— les devoirs des petits. A croire que leur journée de classe ne suffisait pas à leur bonheur !
En voyant ces deux jeunes filles qui avaient encore toute la vie devant elles, Claudine méditait sur son propre destin. Après Aurore il y avait eu Anne, et puis le petit Sébastien. Ils étaient tous partis : Aurore avait convolé avec un prince charmant et était sur le point de la faire grand-mère, ce dont elle se réjouissait sans complexe ; Anne, à peine sortie d’une école de commerce, venait de se trouver un emploi et vivait déjà du sien, menant –indiscrétion d’Aurore— une vie aussi agitée... qu’insatiable. Sébastien venait d’avoir 19 ans et était parti faire ses études à une centaine de kilomètres, ne rentrant qu’un week-end sur deux avec son chargement de linge sale. Quant à son mari, il se débrouillait pour être le moins possible avec elle, affectant d’être très pris par son travail. Il y avait trois ou quatre ans à présent que leurs rapports n’étaient plus les mêmes, en fait depuis que René, l’ancien chef de service, était parti en retraite, remplacé par une certaine Jocelyne.
Claudine se sentait trahie, à l’instar de beaucoup de femmes : elle s’était dépensée sans compter pour le bénéfice d’autrui, pour le confort de sa nichée, et à présent qu’elle prenait de l’âge et que les oisillons s’étaient envolés, le mâle désertait le nid. Tôt ou tard, il leur faudrait affronter et résoudre le problème. En attendant, insidieusement, traîtreusement, sa vie avait été bouffée en tâches ménagères et en soucis domestiques ! A l’approche de la cinquantaine, quelle signification prenait une existence ainsi dépensée au profit de gens qui avaient gravité autour d’elle, pour qui elle avait tant compté et qui prenaient à présent leurs distances, détournant d’elle leurs regards et leurs projets, l’abandonnant à une insoutenable solitude que le shopping, les cours d’aquarelle, et aussi Martine avec son club de sport, peinaient à meubler.
— Hé ! T’as vu ? Ca n’a pas traîné...
Claudine émergea de son amertume pour croiser le regard entendu de Martine qui, du menton, lui désignait les deux filles. Un garçon était venu s’asseoir entre elles ; il leur parlait à voix basse, on n’entendait rien de ce qu’il disait, juste les réactions de la blonde qui faisait mine de s’insurger mais qui riait un peu trop fort au regard des précisions qu’elle demandait :
— Quoi ? Oh, non ! Mais vous voulez rire, tous là ? Qu’est-ce qui vous fait penser qu’on est des filles à ça ! T’as entendu la proposition Charlotte ?
Mais Charlotte baissait le nez et ne répondait rien.
— Hein ? Qui ça ? Lequel ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il a de spécial ?
Le garçon lui murmura quelque chose, puis, d’un doigt presque vengeur, désigna la tribune d’en face. Dans la brume légère on distinguait les mines enjouées ; quelques mains s’agitèrent pour faire coucou, puis un colosse au poil noir se leva -longs cheveux bouclés, barbu, ventru— et fit une révérence ; lorsqu’il se releva, comme par hasard sa serviette était tombée, un sexe démesuré pendouillait entre ses cuisses.
Martine avait soudain porté les mains à son visage, apparemment effrayée
— Mon Dieu ! Quel cochon ! T’as vu ça ? Mais t’as vu ça ? Mais quelle horreur ! Ca existe des engins pareils ?
— Ça, il faut reconnaître qu’il est drôlement outillé !
— Tu imagines ? Tu connais un type habillé et tu te retrouves en face de... de ça ?
L’homme, tranquillement, avait renoué sa serviette et était retourné s’asseoir. Claudine ne put s’empêcher de songer que son sexe était, au repos, bien plus gros et plus long que celui de Jacques en érection. Pourtant son mari était plutôt beau garçon. Que devenait pareil monstre au comble de l’excitation ? Elle n’en avait pas vraiment idée, mais se demanda quel genre de sensations pouvait procurer à une femme un engin de cette démesure. Elle affecta malgré tout de prendre les choses à la légère :
— Pourquoi, ça t’intéresse toi ? Quelle importance ? Si c’était mon mec je m’en arrangerais. Et si tu aimais ce type, je pense qu’il ferait l’affaire pour toi aussi. De toute façon, les géants sont souvent très doux ; je suis sure que celui-là n’essaierait même pas de pénétrer une femme avant de l’avoir super bien préparée ; on parie ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?! Le supplice du pal, oui ! En plus, avec cette énorme brute, on risque l’écrasement !
Claudine trouva ces préjugés quelque peu injustes. Après tout, ce type n’avait pas choisi de faire deux mètres et 140 kilos ; dans la vie, il était peut-être charmant et délicat. Il aurait fallu discuter un peu avec lui avant de jeter l’anathème. Cependant elle n’insista pas.
A côté, l’ambiance avait changé. Le garçon et la bonde confabulaient avec Charlotte ; ils lui proposaient manifestement quelque chose car l’autre, sans ouvrir la bouche, les yeux rivés au sol, répondait obstinément par la négative en secouant la tête.
Claudine fut soudain attirée par autre chose ; dans le coin gauche de la salle, une femme venait d’élever la voix. C’était un couple qui discutait ferme avec deux hommes d’âge mûr :
— Non, non et non ! pas les deux ! rien à faire, je ne veux pas !
Les trois hommes parlementèrent brièvement, le mari esquissa un vague geste d’impuissance à l’adresse des deux autres ; alors seulement la femme se laissa entraîner en compagnie d’un des compères, sous l’œil nostalgique de l’autre. Le trio disparut dans l’ombre, en direction des petites salles à jacuzzi.
Eh bien ! Il s’en passait des choses, pendant les nocturnes ! Claudine était loin de s’attendre à ça ! Elle comprenait mieux, à présent, la nécessité de la carte « spéciale » :on devait aisément l’attribuer aux femmes et aux couples, mais il y avait fort à parier que les hommes isolés étaient parrainés, triés sur le volet.
A droite les deux filles se consultaient toujours. Un autre type était arrivé, la trentaine un peu dégarnie ; il se tenait debout devant elles, mais n’intervenait pas. Il y eut un moment de silence ; apparemment, miss gros seins était à bout d’arguments. Pour finir elle se leva :
— Bon, alors on se retrouve à la sortie ?
— OK ! désolée, Carine. Ca ira pour toi ?
— Sans problème ! mais ça aurait été plus marrant de le faire à deux.
— Je sais, mais j’ai vraiment pas la tête à ça.
La dénommée Carine soupira, puis elle fit une chose relativement banale mais qui, au vu des circonstances, prit une signification extraordinaire. Elle se tourna vers la tribune d’en face, écarta les jambes, poings sur les hanches, puis d’un geste négligent elle fit tomber sa serviette. Alors elle s’étira longuement, paresseusement, langoureusement, reins cambrés, comme une grosse chatte ensommeillée, projetant ostensiblement vers l’avant sa miraculeuse paire de nichons, et tendant vers l’arrière une croupe nettement trop basse et lourde pour être honnête, mais bien belle quand même. En face il y eut des appréciations bruyantes, on applaudit, on tapa des pieds nus sur le dallage.
A ce point la fille prit la main de l’un et de l’autre garçon, elle les regarda, d’un air de dire « on va où, chez vous ou chez moi ? ». Les garçons se consultèrent du regard, le trio disparut lui aussi vers les jacuzzis, la fille toute petite entre les deux mecs, dans le balancement de ses fesses charnues. En face, dans un joyeux tohu-bohu, une douzaine d’hommes, pas moins, se levèrent des banquettes pour les suivre. Le géant barbu les dépassait tous d’une bonne tête.
— Mais regarde-moi ça ! C’est écœurant ! D’abord l’autre brute, et puis maintenant… Tiens, j’en suis malade ! Alors ça, jamais on ne me reverra ici ! Mais c’est un vrai claque ?! Dès demain j’écris à la direction et je leur renvoie leur foutue carte!
Martine avait l’air sincèrement furieuse. Etrange... elle ne la connaissait pas sous ce jour de « mère la vertu »... Elle-même, à vrai dire, était prise au dépourvu, mais elle acceptait l’idée que chacun s’amuse à sa manière. Tant qu’on ne faisait pas de mal aux autres, et tant qu’on ne lui demandait rien à titre personnel... Elle prit le parti d’en rire :
— C’est vrai que tu m’attires dans de drôles d’endroits ! Et tout à l’heure, tu as vu les autres, là-bas à gauche ? Mais, au fait... observe bien ! pendant qu’on s’occupait du spectacle, les couples ont presque tous disparu.
— C’est répugnant ! Je ne comprends vraiment pas ces femmes-là ! Se laisser faire des trucs aussi dégoûtants, aussi dégradants !
— Mais Martine, je ne te savais pas tant attachée à l’ordre moral !
— Et moi je te trouve bien complaisante ! C’est vrai que l’idée de la nocturne, c’est toi ! Qui sait si tu n’en avais pas entendu parler avant ? Si tu as une idée derrière la tête, ne te gêne surtout pas pour moi !
— Claudine n’eut pas à répondre à cette accusation gratuite. Une dizaine d’hommes restait sur place, et, il fallait bien que cela arrivât, deux compères s’avancèrent vers les deux femmes demeurées quasiment seules dans la salle. C’étaient des types d’une quarantaine d’années ; l’un d’eux n’était pas terrible, mais Claudine trouva que l’autre n’était pas si mal...
— Bonsoir, mesdames ; on ne vous encore jamais vues ici ; je me trompe ?
Martine leur répondit du ton le plus rogue :
— Et on ne nous y reverra jamais ! Foutez-nous la paix ! Il ne manquait plus que ça ! Tu viens Claudine ?
Serrant nerveusement sa serviette autour de son gros corps, Martine prit le chemin des douches. Ce fut à Claudine d’esquisser un geste d’impuissance qu’elle accompagna d’un vague sourire. Après tout, ces deux types s’étaient présentés correctement et, si elle avait bien compris, ils n’avaient rien entrepris qui fût contraire aux coutumes de l’endroit : inutile d’être désagréable.
Dans les vestiaires, elles se rhabillèrent en silence. Martine n’ouvrait pas la bouche. Claudine peinait quelque peu à faire entrer toutes ses richesses dans son jean. Elle en profita :
— Dur dur le mois de janvier ; les fêtes, c’est vraiment une sale période pour la ligne !
Martine ne daigna pas répondre ; elle lâcha seulement :
— Tu sais, je t’ai vue faire coucou aux deux types ; et dans mon dos, en plus ! Je ne te croyais pas comme ça !
Claudine trouva qu’elle était injuste, mais ne voulut pas la provoquer davantage, elle avait toujours eu les scènes en horreur. A ce moment passèrent deux femmes de service dans le couloir contigu, elles entrèrent dans leur local ; la porte était ouverte, on entendit distinctement leur conversation :
— Eh ben dis donc, elle n’a pas peur des mouches celle-là.
— Ouais, elle fait fort !
— Oh, elle doit avoir l’habitude de ce genre de truc, on voit qu’elle n’en est pas à son coup d’essai.
— Tu parles ! Combien ils étaient sur elle ? cinq ? six ?
— Au moins, oui ! Elle disparaissait dessous ! Sans compter ceux qui mataient en attendant leur tour ! Quel appétit !
— Cette petite-là ? va savoir au juste de quoi elle a envie… ! Avec les femmes, faut jamais se fier aux apparences ! Si ça se trouve, elle vient ici quand elle a envie de se défouler, mais dans la vie elle est très sage !
— En tout cas, avec le grand Denys elle va être gâtée !
— Elle va la sentir passer, tu veux dire… Et t’as vu ? tous les jacuzzis sont occupés ! Ah, les nocturnes... au début c’était pas comme ça !
— Ne m’en parle pas ! Tout à l’heure j’ai même eu des propositions. A mon âge et avec ma blouse, tu te rends compte ?
Elles ressortirent avec leurs chariots. On les entendit rire encore au-delà des portes battantes.
Le voyage de retour s’effectua dans un silence intégral. Martine la déposa, lui disant à peine au revoir. Une fois entrée chez elle, Claudine eut la désagréable surprise de trouver un message sur le répondeur : Jacques l’informait qu’il ne pourrait rentrer de déplacement comme il en avait l’intention, il lui souhaitait bonne nuit et l’embrassait.
— Tu parles d’un faux-jeton !

Mer 23 jui 2008 Aucun commentaire